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Géopolitique de la Légion étrangère

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| 11 Juillet 2013 | 6160 vues

Chaque année, la Légion étrangère clôt le défilé du 14 juillet, remportant un franc succès à l’applaudimètre. Créée en 1831, cette institution hors du commun constitue un formidable exemple de réussite, en termes de savoir-faire militaire et humain, pédagogie, management, tradition, recrutement, diversité sociale, mixage des cultures… 

Pour bien comprendre les ressorts de la Légion, qui fête cette année le 150e anniversaire du combat de Camerone, Jean-François Fiorina a été reçu à Aubagne, la maison-mère de la Légion, par le Général Christophe de Saint Chamas, commandant la Légion étrangère.

 

La Légion étrangère est une institution unique en son genre à travers le monde. En ce sens, quelle est votre vision de la géopolitique ?

La géopolitique de la Légion, c’est d’abord la géopolitique des hommes. Les 7 000 hommes qui la composent sont issus des 5 continents. Les recrutements de la Légion évoluent au fil des ans, en fonction des bouleversements géopolitiques. Ainsi, depuis l’effondrement du « rideau de fer », on enregistre ces dernières années une proportion importante des candidats des pays de l’Est, tendance qui ne se dément pas, malgré l’émergence du recrutement asiatique et américain du Sud. Ainsi, le re- crutement provient aujourd’hui d’abord du monde slave, suivi du monde occidental (Amérique du nord, Europe de l’ouest, Australie et Nouvelle-Zélande), puis de l’Europe centrale et balkanique. Viennent ensuite les zones France, Asie, Afrique noire, Amérique latine, et enfin le monde arabe. 85 % des engagés sont non-francophones.

Cette dimension internationale est inscrite dans les gènes mêmes de la Légion étrangère. Lorsqu’il fonde la Légion en 1831, le roi Louis-Philippe précise bien : « Il sera formé une légion composée d’étrangers. Cette légion prendra la dénomination de Légion étrangère. Mais elle ne pourra être employée que hors du territoire continental du Royaume. » L’unique spécificité de la Légion étrangère repose sur sa capacité à recruter, dès le temps de paix, des étrangers à qui l’on va confier les armes de la France (mission régalienne). Le statut à titre étranger a pour unique objet d’encadrer cette extraordinaire capacité résultant d’un véritable choix politique, expression de la volonté nationale.

La Légion est un mythe qui contribue au brassage géographique, mais également à la mixité sociale. Pour preuve, au-delà des anonymes, la Légion a su attirer à elle nombre d’intellectuels, écrivains et artistes, et a constitué un objet de fascination pour le cinéma…

C’est le cas du jeune écrivain allemand Ernst Jünger, qui vient s’engager adolescent à la Légion avant la guerre de 1914-1918 et qui livrera ses mémoires dans Jeux africains. Avant lui, Chartrand des Ecorres, d’origine canadienne, avait publié en 1892 Au pays des étapes, notes d’un légionnaire. Blaise Cendrars avec La main coupée et le poète américain Alan Seeger s’imposent comme de magnifiques témoins légion- naires de la Première Guerre mondiale. De même des artistes peintres ont servi comme engagés volontaires pour la durée de la guerre : Moïse Kisling et Ossip Zadkine entre 1914 et 1918 ou Hans Hartung pendant la Seconde Guerre mondiale.

Au cinéma, il en va de même. Le premier film tourné en France en 1906, La Légion, est dû à Ferdinand Zecca. Les Américains lui emboîtent le pas : en 1912 Under Two Flags (Sous deux drapeaux) contribue à la naissance du mythe dans l’univers cinématographique. L’âge d’or du cinéma muet est aussi celui de la vogue des thèmes légionnaires qui fascine le public d’outre-Atlantique. L’entre-deux-guerres confirme le succès grandissant des films sur la Légion : en 1929 The Desert Song (Le chant du désert), voit John Wayne et Gary Cooper incarner à l’écran le légionnaire de l’épopée marocaine. Les diverses versions du fameux film Beau geste (de 1926 à 1977…) confirmeront cet intérêt du cinéma américain pour la Légion. Avec la célébration du Centenaire de l’Algérie française (1930) et l’Exposition coloniale (1931), le public français découvre la Légion dans une série de films à succès : Le grand jeu de Jacques Feyder (1933), La Bandera de Julien Duvivier (1935) sans oublier Un de la Légion de Christian-Jaque (1936) avec Fernandel dans le rôle principal…

Pour en revenir aux conflits géopolitiques d’aujourd’hui, les guerres ont changé, mais les Légionnaires ont-ils changé ?

Sur la forme, le Légionnaire a bien sûr changé. Simultanément, dans l’esprit, il reste toujours le même. L’ordinateur a remplacé le baluchon. Mais sa démarche de base demeure identique. C’est un homme qui quitte sa famille et son pays, pour venir frapper à une porte et chercher une deuxième chance en s’engageant au service de la France. Cette démarche reste identique par-delà les siècles. Elle a sa noblesse, son abnégation, parfois son incohérence, qu’importe… Ce citoyen du monde arrive à la Légion et s’engage pour une nouvelle vie. Cette démarche profondément humaine, avec toute la complexité qu’elle suppose, n’est pas affectée par la technique ou par des paramètres purement cartésiens, elle obéit à une logique d’un autre ordre, elle est une alchimie subtile que nous avons sans doute parfois un peu de mal à cerner.

Pour en revenir aux guerres, il est clair que nous avons aujourd’hui du rôle des armées une appréhension différente de celle que l’on avait hier. La perception médiatique peut rassurer le politique ou le diplomate. Les phrases apaisantes – guerre avec zéro mort, soldat de la paix, etc. – ne changent en fait rien à la réalité. Car sur le terrain, le soldat qui saute sur une mine se moque de savoir s’il évolue dans un conflit de basse ou haute intensité !
Le risque est là et il implique un engagement physique et mental de l’homme qui s’est engagé à accomplir sa mission. Bien sûr, grâce à ce travail d’explication et de communication, nous progressons dans la légitimation de notre action. Dans une époque où priment les paramètres informationnel et communicationnel, il faut accoler des mots justes pour montrer que l’on est dans la défense de la bonne cause.

Mais derrière ces mots et cette dialectique, il y a l’impérieuse nécessité de coller aux réalités de terrain. C’est là où la qualité de la formation du soldat, du sous- officier et de l’officier français est déterminante. On leur apprend un savoir-faire, à exécuter ou à décider, à charge ensuite pour lui de savoir faire preuve d’une solide faculté d’adaptation, en fonction de multiples paramètres qui peuvent être d’ailleurs fort hétérogènes. Ce qui a changé, c’est la richesse des outils. Et leur combinaison intelligente doit permettre d’aboutir au meilleur résultat. Mais ne surestimons pas la seule dimension technologique. La guerre n’est pas un jeu vidéo. Ne perdons jamais de vue que, pour le soldat, la réalité du terrain au quotidien, c’est la fatigue, le froid, la chaleur, le manque de sommeil, la faim, le qui-vive permanent, etc. On l’a vu en Afghanistan ou lors de l’opération Serval au Mali, la force du soldat français, c’est sa formidable aptitude à la rusticité. La rusticité, c’est l’ensemble des qualités fondamentales qui font que le soldat est soldat. La technique ne détermine pas tout. L’homme – donc sa formation comme sa manière d’être – reste le facteur-clé. D’où l’importance d’un entraînement dur, au plus près des réalités à affronter. D’où aussi la capacité à agir en mode dégradé. J’ai un GPS, très bien. Mais s’il ne marche plus, je peux fonctionner à la boussole. L’hyper-technicité, c’est bien. Mais si un problème survient, je dois être en mesure de m’adapter pour poursuivre la mission. Bref, je m’adapte aux circonstances, et pour ce faire, je me prépare à toutes les éventualités.

Nous sommes là dans deux registres que connaissent bien les écoles de commerce : former au mieux des cadres pour qu’ils puissent ensuite s’adapter aux réalités du terrain…

Dans le monde militaire, entre la perception politique au sommet, et ce quotidien, il y a toute une palette de paramètres à intégrer que, in fine, le Légionnaire puisse disposer de règles simples et appliquer concrètement les ordres donnés. N’oublions jamais que l’officier, c’est celui qui donne du sens. Que ce soit à l’entraînement, lors d’une prise d’armes pour la fête de Camerone, ou encore en opération. Donner du sens, c’est faire comprendre au Légionnaire pourquoi il faut se lever et se raser, avoir un esprit sain dans un corps sain, puis ensuite lui inculquer les bases du métier. Ce qui implique de commencer de la façon la plus simple pour aller ensuite au plus complexe, comme lui faire sentir qu’il appartient à une communauté héritière d’une tradition sans cesse renouvelée et réactualisée, qu’il lui incombe d’incarner au quotidien et en toutes circonstances, dans la paix comme dans la guerre.

En un mot, l’officier donne la profondeur opportune. L’officier n’est pas un technicien, il doit rester un généraliste, avoir une vue synoptique de son environnement. Il lui appartient d’écouter les conseils, les avis, mais il ne doit pas être prisonnier de la technique. La technique doit être une force et non une contrainte. La technologie s’est ajoutée au métier de soldat. Mais c’est d’abord l’esprit du soldat, sa manière d’être, de penser et d’agir, qui compte. L’officier doit se servir de la technique et des ressources qu’elle offre, utiliser la gamme complète des moyens mis à disposition, et faire preuve d’une juste appréhension des situations afin de prendre au mieux ses décisions et donner ses ordres pour que la mission soit remplie.

Pour établir un parallèle avec le management, quelles sont les qualités du chef ? Certains jeunes n’aiment pas être commandés et se révèlent être très individualistes. Comment faire accepter cette discipline qui nous apparaît, à nous civils, comme dure ?

Le style de commandement est propre à l’officier français et pas spécifique à la Légion étrangère. Ce qui est dérogatoire à la Légion, c’est le statut, il est dans la loi. L’officier est responsable de ses faits et gestes. Il doit être exemplaire, il est le porteur de la loi pour ses Légionnaires qui sont étrangers. Le jeune chef se trouve bien souvent associé à de vieux sous-officiers très expérimentés. Or, ce qu’il faut bien comprendre, c’est que le rôle du chef n’est pas d’être omniscient, mais de se faire conseiller et surtout de décider. Ce n’est pas dégradant d’écouter un conseil, de se fier à l’expérience des anciens. Ce n’est pas perdre son autorité que d’interroger ceux qui ont le savoir-faire technique et le vécu pour eux, autrement dit le savoir-être et le savoir-agir. Bien au contraire. Mais il incombe au chef de décider. Il écoute, il analyse, il valide ou non la proposition qui lui est faite, puis il prend la main et alors il décide. Pour ce qui est du style de commandement, à nos yeux, il repose sur cinq principes essentiels : exemplarité du chef, proximité et disponibilité, bienveillante fermeté, discipline, confiance et contrôle.

Pour ce qui est du rapport à la discipline, à la Légion, il y a un principe élémentaire, qui est que l’on accepte la règle. Tout Légionnaire est volontaire. Ici, tout est cadré, y compris chaque détail vestimentaire. L’adhésion est logique et spontanée. Les règles sont expliquées aux candidats qui peuvent ainsi décider de s’engager en pleine connaissance de cause. En fonction des habitudes culturelles et des conventions sociales des pays d’où viennent les volontaires – et l’on en revient là à la géopolitique – cette adaptation se révèle être plus ou moins facile. Mais plutôt que le bras de fer, et cela vaut surtout dans l’univers civil, il faut savoir faire démarrer le moteur de l’adhésion. D’abord de l’adhésion à l’objectif sur le fond (ici devenir Légionnaire, apprendre le métier des armes), que le chef va ensuite pouvoir adapter dans la forme, en ramenant peu à peu son élève ou son soldat dans l’axe choisi.

En guise de conclusion, quels conseils donneriez-vous à de futurs cadres appelés demain à exercer de hautes fonctions de direction et d’encadrement ?

De s’inspirer de règles simples pour conduire les hommes, en montrant soi-même toujours la voie. Pour mémoire, permettez-moi de vous rappeler les sept points autour desquels s’articule le Code d’honneur du Légionnaire : « 1/ Légionnaire, tu es un volontaire servant la France avec honneur et fidélité. 2/ Chaque légionnaire est ton frère d’arme, quelle que soit sa nationalité, sa race, sa religion. Tu lui manifestes toujours la solidarité étroite qui doit unir les membres d’une même famille. 3/ Respectueux des traditions, attaché à tes chefs, la discipline et la camaraderie sont ta force, le courage et la loyauté tes vertus. 4/ Fier de ton état de légionnaire, tu le montres dans ta tenue toujours élégante, ton comportement toujours digne mais modeste, ton casernement toujours net. 5/ Soldat d’élite, tu t’entraînes avec rigueur, tu entretiens ton arme comme ton bien le plus précieux, tu as le souci constant de ta forme physique. 6/ La mission est sacrée, tu l’exécutes jusqu’au bout et, s’il le faut, en opérations, au péril de ta vie. 7/ Au combat tu agis sans passion et sans haine, tu respectes les ennemis vaincus, tu n’abandonnes jamais ni tes morts, ni tes blessés, ni tes armes. » Tout n’est bien sûr pas transposable au monde civil, mais l’on peut s’en inspirer. Donner l’exemple, avoir le souci du devoir accompli, être proche de ses équipes et fier de son entreprise, bref agir en toutes circonstances sur le principe fondateur de la Légion – avec Honneur et Fidélité – me paraît être un bon fil d’Ariane pour un cadre, un manager ou un décideur…